Allongement des carrières, pénibilité accrue, stress et univers concurrentiel… le cocktail est explosif. De plus en plus de salariés se sentent « usés » au travail. L’enjeu, économique et sociétal, est de taille : éviter l’inaptitude et garder un emploi.
« Ils consultent souvent trop tard… », confie le Dr Mylène Graftieaux. « Ils », ce sont les salariés abîmés physiquement ou psychologiquement par leur emploi. « Pour certains, nous n’avons plus d’autres choix que de les déclarer inaptes à leur poste de travail, ce qui est toujours un moment compliqué dans une carrière professionnelle », reconnaît le médecin du travail de l’AIPALS.
Sa collègue assistance sociale, Mélany Anterieu, poursuit : « On les rassure sur le fait qu’il s’agit d’une inaptitude sur un poste donné, dans une entreprise donnée et non une inaptitude définitive au monde du travail. »
D’après une estimation de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS), 5 à 10% des salariés seraient ainsi menacés à court ou moyen terme par un risque de désinsertion professionnelle. En février 2019, la Haute Autorité de Santé (HAS) a également tiré la sonnette d’alarme : près de 15% des travailleurs continuent de travailler avec une ou plusieurs maladies chroniques dont la présence est associée à un risque accru d’incapacité professionnelle.
Avec l’allongement de la vie professionnelle (*), la prévention de l’usure devrait être une question centrale : comment faire en sorte que les salariés travaillent en bonne santé, en restant compétents et motivés, tout au long de leur vie professionnelle ?
Cette mission de maintien en emploi est l’une des priorités des services de santé au travail ; le médecin du travail en assure le pilotage au travers de l’équipe pluridisciplinaire.
Absentéisme, arrêts et accidents
Dans ses recommandations de bonnes pratiques, la HAS préconise de « repérer, en amont de tout arrêt de travail, toute altération de l’état de santé du travailleur ».
Quels sont les signaux d’alerte ? L’absentéisme, la fréquence des arrêts maladie, le nombre d’accidents du travail, une augmentation des cas d’inaptitude ou de restriction d’aptitude, mais aussi un turnover élevé et tout simplement la présence d’une population salariée vieillissante…
La plupart des maux se concentrent sur le corps : rachis lombaire, épaule, coude, canal carpien, etc. Les troubles musculo-squelettiques représentent 87% des cas de maladies professionnelles.
Les signes psychologiques, les « RPS », ne sont pas à sous-estimer pour autant. « Dans mes consultations, je rencontre des salariés qui ne se sentent pas toujours considérés. Il suffirait parfois de plus de reconnaissance, d’écoute et de proximité pour prévenir la dégradation de situations pouvant amener à de l’usure professionnelle. Dire les choses peut avoir un effet libérateur », constate le psychologue du travail de l’AIPALS, Cyril Giraud.
Le premier réflexe du chef d’entreprise est, bien souvent, de penser « adaptation de poste » et de faire appel à des aides techniques et mécaniques, pour lesquelles des financements sont possibles notamment si le salarié est reconnu travailleur handicapé (RQTH). Mais cette approche ne pousse pas à une vision globale de la problématique ni à une dimension collective.
La « bonne » logique serait davantage de mener des actions de prévention pour éviter d’en arriver à des reclassements, des licenciements ou des retraites anticipées.
« L’idéal serait de réfléchir très tôt aux nouvelles vies de sa carrière professionnelle »
Mélany ANTERIEU, Assistante Sociale
Repérer, analyser
Le vocabulaire a d’ailleurs bien changé en la matière, et ce n’est pas anodin.
Dans les années 70, il était d’usage de parler de « l’idéal serait de réfléchir très tôt aux nouvelles vies de sa carrière professionnelle » « reclassement professionnel », puis dans les années 90-2000 de « maintien dans l’emploi » (sur le poste de travail), puis « maintien en emploi » (dans le monde du travail) et aujourd’hui de « prévention de la désinsertion professionnelle ».
Attention, cette logique de prévention ne se limite pas aux seniors et encore moins aux salariés en arrêt de travail : elle s’envisage tout au long du parcours professionnel.
L’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) a édité un kit « L’usure professionnelle. Comment agir pour l’éviter ? » qui s’articule autour de quatre étapes : lancer et structurer la démarche, repérer les symptômes de l’usure, en analyser l’origine et élaborer un plan d’actions.
L’Institut National de la Recherche et de la Sécurité (INRS) a également publié, dans un rapport intitulé « Bien vieillir au travail », une grille d’évaluation des contraintes pouvant générer un vieillissement prématuré des salariés. Dans cette démarche de maintien en emploi, la visite de pré-reprise peut être un moment clé : elle permet au salarié d’être informé, de disposer des éléments qui lui permettent de comprendre sa situation et d’être accompagné pour élaborer son retour au travail.
« Ne pas hésiter à venir nous voir en cas de souci, même jugé mineur »
Dr Mylène Graftieaux, médecin du travail
« Plus globalement, du point de vue du chef d’entreprise, il faudrait réfléchir à l’usure professionnelle de ses salariés dès le milieu de carrière, réaliser une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), réaliser des rotations sur les postes les plus contraignants, imaginer que les seniors pourraient tutorer les plus jeunes et leur transmettre la formation et l’expérience, etc. », conseille le Dr Mylène Graftieaux. « Côté salarié, il s’agit tout simplement d’écouter son corps et de ne pas hésiter à venir nous voir en cas de souci, même jugé mineur. » C’est une visite qui peut être demandée par tout salarié directement au service de santé au travail à n’importe quel moment. Celle-ci est encore souvent méconnue. L’AIPALS dispose d’ailleurs d’une « cellule de maintien dans l’emploi » (CME) pour anticiper les situations à risques, les traiter et accompagner les aménagements ou les changements de postes.
- 5 à 10% des salariés (1 à 2 millions de personnes) seraient menacés à court ou moyen terme par un risque de désinsertion professionnelle
- 85% des personnes déclarées inaptes sont licenciées pour inaptitude.
- Un tiers (38%) retrouvent un emploi au bout d’un an après leur licenciement pour inaptitude
- 23% des salariés de plus de 50 ans craignent d’être dépassés à l’avenir par les changements technologiques dans leur métier ou leur entreprise.
- 66% des plus de 50 ans ne se sentent plus capables de travailler au même rythme dans 10 ans.
L’usure professionnelle
c’est quoi ?
L’usure professionnelle peut être considérée comme un vieillissement prématuré du fait de son travail.
Selon l’ANACT*, ce processus d’altération dépend « du cumul et/ou de combinaisons d’expositions de la personne à des contraintes du travail qui peuvent être de nature diverse : des situations d’hypersollicitation physique, cognitive et/ou psychique, des situations répétées d’activités empêchées, des activités entravées, des situations d’hyposollicitation, des expositions à des nuisances physico chimiques, à mettre en lien avec un processus de construction de la santé par des régulations, des marges de manœuvre (collectif, expérience, etc.) et des facteurs de construction (sens, utilité, métier, etc.). »
*Agence nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail)